La contrainte artistique volontaire en photographie
Et si la contrainte artistique pouvait mieux révéler l’art du photographe ?
A première vue, il existe un aspect de la photographie où la notion de contrainte artistique est déterminante pour la production de l’œuvre. Dès lors la photographie n’est plus fortuite ou accidentelle. Elle est le fruit d’une réflexion préalable ou de connaissances qui se rattachent en somme à une tradition.
Dans la photographie, il existe des conventions, procédures, des protocoles, des cadrages ou des règles. Ces termes un peu spartiates peuvent présumer d’une création académique ou monolithique. En dépit de cela, la photographie se détermine toujours grâce à un corpus de connaissances traditionnelles. Cela se vérifie pour la photographie de mode, le reportage photo, le portrait photo, la photographie de rue ou le portrait d’entreprise.
Je tenterai de démontrer que la contrainte artistique peut constituer un pont vers l’émancipation créatrice.
Salon de coiffure afro, 2019. La règle des tiers est une contrainte artistique si classique, que la plupart des boitiers numériques ont rendu les repères visibles dans le viseur. Ici, mes sujets sont à l’intersection des lignes roses.
Pourquoi il n’y a pas de belles photographies sans contrainte artistique ?
Appelons un chat un chat et une convention, une contrainte artistique nécessaire
Certes, il est légitime de critiquer ce qui est salué comme une bonne pratique en photographie. D’ailleurs, aller contre cette idée, que les contraintes artistiques nuisent à la qualité du processus photographique est aussi à encourager. L’émancipation se joue, de toute évidence, en contrecarrant ces dernières.
Je vous vois tiquer sur le mot « contrainte ». Je vous comprends. Il faut reconnaître que le mot associe trop frontalement des idées liberticides. On pourrait choisir des termes plus soft et parler de conventions ou de principes. Pourquoi pas… Cela dit, il n’en demeure pas moins, qu’une convention ou un principe sont des contraintes artistiques.
Alors, on est en droit de se poser quelques questions légitimes sur ces fameuses contraintes artistique. Le progrès d’un photographe en devenir peut-il se réaliser au dépend des conventions artistiques ? Doit-on faire table rase de plusieurs milliers d’années de réflexion sur l’image ? Pour ma part, cela me paraît impossible. Pourquoi ?Parce ce la photographie ne peut exister sans tradition.
Contrainte artistique de composition classique : Homme et femme de la rue du Château d’eau, 2020. A l’œil, il s’agit grosso modo de photographier en vue frontale des éléments ou sujets dans un cadre divisé en deux zones de 2/3 et 1/3. Ici, je me suis appuyé sur la règle de composition appelée « Porte D’harmonie ».
Entre 1444 et 1478, Piero della Francesca, La Flagellation du Christ (Galleria Nazionale delle Marche d’Urbino.) La Flagellation du Christ, est un exemple d’utilisation de la Porte D’harmonie qui a inspiré la photo ci-dessus.
Expérience…
« C’est de la mémoire que pour les hommes provient l’expérience. En effet, plusieurs souvenirs d’une même chose constituent une expérience. Or, l’expérience ressemble presque, en apparence, à la science et à l’art. C’est par l’expérience que la science et l’art font leurs progrès chez les hommes » – Aristote[1]ARISTOTE, La métaphysique, Livre Premier, I. Nature de la science ; différence de la science et de l’expérience, Page 168, traduit par Alexis Pierron et Charles Zévort, édition Ébrard, … Continue reading
Plus de 50000 ans d’expérience en image sont le fruit de réflexions et de… contraintes artistiques
Pour commencer, le savoir-faire en image est une construction collective qui a une histoire. Il faut souligner que de l’art pariétal[2]L’art pariétal désigne l’ensemble des œuvres d’art réalisées par l’Homme sur des parois de grottes et abris sous roche. Marcel OTTE, La Préhistoire, Bruxelles/Paris, De … Continue reading au premier procédé héliographique de l’ingénieur Nicéphore Niépce[3]Victor FOUQUE,La vérité sur l’invention de la photographie: Nicéphore Niépce, sa vie, ses essais, ses travaux, d’après sa correspondance et autres documents inédits, Librairie des … Continue reading ce sont plus de 50000 ans de savoir-faire, d’ingéniosité et de conventions artistique qui ont construit tout un corpus de connaissance, de principes sur l’images, de réflexions philosophiques, de discours religieux, ésotériques et scientifiques.
Selon l’étude parue dans Nature, Palaeolithic cave art in Borneo, les plus anciennes fresques pariétales remontent à 52000 ans et se trouvent dans une grottes d’Ilas Kenceng, à Bornéo. [4]À titre de comparaison, les fresques découvertes dans la grotte Chauvet remonte à 35 000 ans et celles de la grotte espagnole du Castillo à 40 000 ans..
Les bons photographes ne sont pas des génies
Peut-on être un artiste sans avoir d’abord pratiqué le mimétisme ? De nombreux exemples montrent qu’il est impossible de faire fi des courants esthétiques existants. A bien des égards, ils seraient présomptueux de tenter de s’affranchir des règles de l’art sous prétexte qu’elles seraient justement un frein à la création artistique.
Nous avons trop tendance à regarder ceux qui ont atteint l’excellence dans leur art avec un sentiment de dévotion naïve. Nous les apprécions comme s’ils étaient des génies, possédant un don spécial qui fait défaut aux communs des mortels.
Tout bien considéré, croire au génie d’un artiste est absurde. Ne venez surtout pas me parler, comme Kant[5] »Le bel art est art du génie. Le génie est le talent naturel, une disposition innée par laquelle la nature donne la règle à l’art. Le génie n’est donc pas soumis à des règles … Continue reading, de dons naturels innés ! C’est entendu, toute chose magique s’appuie sur un truc de magicien. Si vous voulez savoir pourquoi les photographes comme Supranav Dash, Weegee, Dan Winters, Jacob Aue Sobol ou Sohbrah Hura ont du génie, vous aurez tout intérêt à mieux deviner quel est leur truc.
Les photographies de Sohrab Hura sont comme les vers d’un poème avec leurs rimes riches. Ici, la contrainte artistique que le photographe Indien s’est fixée, est celle de la répétition de motifs ou de formes. Par exemple, la disposition des mains en page gauche renvoie aux dents de la page droite. – © The Coast, Sohbrah Hura, Ugly Dog, 2019
Ce qui se cache derrière le génie des photographes : la contrainte artistique
Le génie d’un photographe n’est rien d’autre que le produit d’un effort intellectuel et contemplatif tout à fait explicable. C’est pourquoi tout novice a le potentiel d’être géniale. La bonne nouvelle, c’est que cela implique alors que nous avons tous les qualités requises pour devenir un bon photographe.
Dans cette optique exaltante, il faut souligner que le truc du photographe génial dépend de quelques critères essentiels à mes yeux. Ces derniers sont d’abord la curiosité, puis l’effort et l’opiniâtreté et enfin la contemplation[6]Pour en savoir plus sur la contemplation, lire Comment le cadre stimule notre contemplation ?, la capacité à comprendre et maîtriser les contraintes artistiques et une intention qui gouverne votre vision.
Toute image se construit comme une mosaïque de références photographiques ou picturales
Il n’y a donc pas de génie ! En acceptant cette idée, on pourra désormais, en toute humilité, commencer par être curieux de ce qui a été réalisé par les maîtres de la représentation.
Toutes œuvres picturales ou photographiques constitue un héritage pour tous les faiseurs d’images. J’ai moi-même adopté les contraintes artistiques de certains photographes illustres. A ce titre, j’ai considéré leur vision et leur approche de la représentation comme un héritage précieux.
Ces hommes et ces femmes soucieux du progrès de la représentation ont élaboré un ensemble de théories. Ils ont établis des règles et des conventions. Ils ont inventé des concepts et découvert des techniques. Tout cela s’est perfectionné grâce à la confrontation des idées. Par ailleurs, des intuitions fructueuses mais aussi la réfutation de ces dernières ont fait grandir l’art pictural et la photographie.
Pour étayer ces dires, voici quelques exemples de peintres et de photographes qui se sont inspirés des mêmes contraintes artistiques que leur pairs comme Léon Bonnat, Léonard de Vinci, Tenshō Shūbun ou de William-Adolphe Bouguereau.
Contraintes de pose : Dans un premier temps, on observe la proximité entre certaines photographies et les portraits peints les plus classiques.
Les œuvres d’art obligent à un certain mimétisme : de même que devant un portrait de Degas on devient photographe, devant un Van Gogh légèrement délirant, devant Cézanne, on se sent envahi par un enthousiasme profond et comme silencieux… – André LHOTE [7]André LHOTE, Peinture d’abord, p.131, édition Denoël, 1942.
Vous l’aurez sans doute remarqué, La Madone du Belvédère de Raphaël est un écho à la Vierge de Rocher de Léonard de Vinci. Les lavis de Sesshū Tōyō raisonnent également de toute la maîtrise du pinceau de Tenshō Shūbun. De la même façon, les portraits de Charles Sprague Pearce rappellent les bouffées pastorales de William-Adolphe Bouguereau.
Les courant photographique sont une longue tradition de contraintes artistiques
Nous avons vu que les chefs d’œuvre ne sortent pas d’un chapeau abracadabrantesque d’un coup de baguette magique. Toute image se construit effectivement comme une mosaïque de références photographiques ou picturales. Pour le dire autrement, toute photographie est le résultat d’une absorption et transformation d’une autre photographie ou d’un art pictural.
Par conséquent, la photographie est un tissu dont la trame fait apparaître la relation qu’elle entretient avec d’autres photographies ou une quelconque image. Qu’on le veuille ou non, nous serons toujours attachés à un courant photographique et à ces contraintes artistiques.
La contrainte libératoire en photographie
Exemple de contrainte artistique volontaire : La photo de rue à Tokyo sous la contrainte du chiffre 3
Outre les contraintes liées aux conventions artistiques traditionnelles, on peut s’imposer sciemment des exercices créatifs encadrés par des règles simples. Cela permettrait par exemple de découvrir de nouvelles potentialités du langage photographique. On parle alors de contraintes libératoires.
Un exemple de contrainte libératoire ? Lors de mon voyage au Japon en 2016, je m’étais fixé une contrainte simple : faire de la photographie de rue en ne me focalisant que sur des groupes de personnes ou d’objets par 3. (Voir photos ci-dessous)
Sept exemples de contraintes libératoires et inspirantes pour exercer son œil et être plus créatif
A titre d’exemple, lorsque je photographie, je me fixe librement des règles du jeu pour progresser et me sortir de ma zone de confort. Voici ci-dessous, sept exercices de contraintes libératoires que je vous propose de suivre.
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- Contrainte de thème : à Tokyo, par exemple, je pris le partie de photographier tout ce qui m’évoquais le chiffre « 3 » ou le « triplé » (Voir photographies ci-dessus).
- Contrainte de cadrage ou de décadrage : gros plan, plan moyen, etc.
- Contraintes de poses : comme le photographe portraitiste canadien, Yousuf Karsh, vous pouvez demander à votre sujet de toujours montrer sa main en l’appuyant sur un rebord de chaise.
- Contrainte de composition : vous pouvez vous obliger à respecter la règle des tiers, à imiter les compositions pyramidales du peintre Raphaël ou de Léonard de Vinci, etc.
- Contrainte de temps : exemple, se donner 15 minutes pour ne shooter que ce qui est rouge. L’exercice stressant est excellent pour la concentration.
- Contrainte de lumière ou d’exposition : pour mon livre Indiens, les règles étaient les suivantes : les portraits étaient saisis au flash.
- Photographier avec un équipement limité : se limiter à un seul appareil photo ou seul objectif pendant un mois permettrait de mieux exploiter le potentiel de votre matériel et d’affuter votre vision lié à tel ou tel objectif en particulier.
Si Charles Baudelaire le dit…
« Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense! » Charles Baudelaire, à propos de la forme du sonnet, dans une Lettre à Armand Fraisse datant du 18-19 février 1860[8]Charles Baudelaire, Lettres, page 242, 1841-1866, Société du Mercure de France, 1907. Lire en ligne..
Parce que les règles conventionnelles ne sont pas un frein à la créativité
Je conçois que cette idée de contrainte artistique casse le mythe idéaliste de l’artiste inspiré. Au fond, je demeure persuadé que toute photographie peut se lire comme l’intégration et la transformation de convention classique. La photographie est toujours l’indice d’une production intellectuelle où sont confrontés sans cesse une somme de contraintes que sont les bonnes pratiques, les règles de composition et la culture.
La photographie a besoin de contrainte artistique pour s’accomplir pleinement. Si la seule connaissance des protocoles ne suffit pas pour être un grand photographe, l’histoire de la photographie témoigne que les règles conventionnelles ne sont pas un obstacle à la rupture artistique.
Que cela soit un Raghu Rai, un Bruce Gilden, une Anja Bohnhof ou un Anders Petersen, par exemple, la contrainte comme art contrôlé ouvre un espace d’expérimentation riche pour mieux remettre en question les règles traditionnelles de photographie et pour accoucher d’une vision moderne, créatrice et radicalement innovantes.
Références
↑1 | ARISTOTE, La métaphysique, Livre Premier, I. Nature de la science ; différence de la science et de l’expérience, Page 168, traduit par Alexis Pierron et Charles Zévort, édition Ébrard, Joubert, 1840. |
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↑2 | L’art pariétal désigne l’ensemble des œuvres d’art réalisées par l’Homme sur des parois de grottes et abris sous roche. Marcel OTTE, La Préhistoire, Bruxelles/Paris, De Boeck Supérieur, 2009, 303 p. |
↑3 | Victor FOUQUE,La vérité sur l’invention de la photographie: Nicéphore Niépce, sa vie, ses essais, ses travaux, d’après sa correspondance et autres documents inédits, Librairie des auteurs et de l’Académie des bibliophiles, 1867. Joseph Nicéphore Niépce, ingénieur, fut l’inventeur de la photographie, en 1816, qu’on appelait à l’époque le « procédé héliographique ». |
↑4 | À titre de comparaison, les fresques découvertes dans la grotte Chauvet remonte à 35 000 ans et celles de la grotte espagnole du Castillo à 40 000 ans. |
↑5 | »Le bel art est art du génie. Le génie est le talent naturel, une disposition innée par laquelle la nature donne la règle à l’art. Le génie n’est donc pas soumis à des règles objectives », écrivait Kant. Joseph WILLM, Histoire de la philosophie allemande: depuis Kant jusqu’à Hegel, Critique du jugement esthétique, III. Des beaux-arts, page 107, Libraire Philosophique de Ladrange, 1847. |
↑6 | Pour en savoir plus sur la contemplation, lire Comment le cadre stimule notre contemplation ? |
↑7 | André LHOTE, Peinture d’abord, p.131, édition Denoël, 1942. |
↑8 | Charles Baudelaire, Lettres, page 242, 1841-1866, Société du Mercure de France, 1907. Lire en ligne. |