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Règle des tiers : ce qu’on ne vous dira jamais !

Règle des tiers : ce qu’on ne vous dira jamais !

Règle des tiers : ce qu’on ne vous dira jamais !

Règle des tiers

On a trop surestimé l’efficacité de la règle des tiers en photographie

La règle des tiers en photographie, c’est un peu comme un baptême d’initiation à la composition. A l’heure actuelle, la vision de nombreux photographes est assujettie à cette mystérieuse pratique de la fin du XVIIIème siècle. Cette dernière a été fixée par un peintre et graveur londonien, un certains John Thomas Smith.

Malgré son importance proclamée, la règle des tiers ne joue en fait qu’un rôle mineur dans la photographie et la peinture de haute qualité. Alors la question se pose : les photographes doivent-ils encore faire confiance à la règle des tiers ?

Pour commencer, rappelons ce qu’est la règle des tiers.

Qu’est-ce que la règle des tiers ?

Mentionnons que la règle des tiers est l’une des règles de composition les plus connues, utilisée en peinture et en photographie. C’est le graveur et illustrateur John Thomas Smith qui élabora cette règle au XVIIIème siècle.

Selon lui, le point focal d’une image doit être placé aux tiers horizontaux et verticaux. Selon l’artiste anglais, c’est la voie royale pour obtenir en premier lieu un résultat harmonieux.

JOHN THOMAS SMITH

John Thomas Smith est un peintre, graveur et antiquaire britannique. Il a été conservateur des gravures du British Museum.

La règle des tiers, ce guide mainstream de la photographie numérique

Une règle simple…

A vrai dire, la règle des tiers est un guide de composition mainstream. C’est d’abord facile à comprendre. C’est de surcroît une composition grand public. Enfin, c’est enfin la première composition que tout le monde découvre dans la photographie numérique aujourd’hui.

En 2000, j’avais fait l’acquisition d’un Olympus. Je n’avais jamais fait de photo auparavant. Quand j’ai regardé dans le viseur pour la première fois, j’ai  aperçu 4 lignes rouges formant  la grille des tiers. 

En 2000, j’avais fait l’acquisition d’un Olympus. Je n’avais jamais fait de photo auparavant. Quand j’ai regardé dans le viseur pour la première fois, j’ai  aperçu 4 lignes rouges formant  la grille des tiers. 

… pour tout bon élève, si on veut.

Partant de ce fait, j’ai compulsé quelques ouvrages sur le thème de la composition. J’ai appris que cette grille était fondamentale pour réaliser de belles photographies. Crédule, pendant quelques années, je m’appliquais en bon élève à suivre ce mantra sacré. Et puis un beau jour, je m’en suis lassé.

La règle des tiers n’est pas logique

Quelques années ont passé. En 2020, je  publiais un livre de photographie en noir et blanc, sur l’Inde, intitulé Indiens. Un ami, photographe professionnel de mariage, me fit cette remarque :  » Tes portraits ne suivent pas la règle des tiers. » Cela sonnait comme un reproche.

J’ai tenté de lui expliquer que cette règle ne répondait à aucunes logiques rationnelles mais je manquais d’argument sérieux. Ne croyez-vous pas qu’il serait légitime d’espérer plus de preuves tangibles et historiques à ce sujet ? C’est l’objet de cet article.

La règle des tiers par le mauvais exemple

Parmi les photographies ci-dessus, seule une photographie  respecte la règle des tiers. Ce n’est pas bien grave ! 

Rembrandt et les paysages hollandais à l’origine de la règle des tiers ?

Remarks on rural scenery

Remarks on Rural Scenery est la plus courte publication de l’illustrateur John Thomas Smith. Elle consiste en une suite de vingt eaux-fortes[1]L’eau-forte est un procédé de gravure en taille-douce sur une plaque métallique à l’aide d’un mordant chimique (un acide attaquant le métal). réalisées d’après nature.

L’ouvrage représente des maisons dans des contrées rurales, à la périphérie de la métropole londonienne.

En outre, le livre comprend un essai introductif traitant de Quelques observations et préceptes relatifs au pittoresque.

John Thomas SMITH, Remarks on rural scenery : with twenty etchings of cottages, from nature : and some observations and precepts relative to the pictoresque., Page 16, London : Printed for and sold by Nathaniel Smith and I.T. Smith, 1797

Couverture originale de l’essai sur la peinture de John Thomas SMITH, Remarks on rural scenery : with twenty etchings of cottages, from nature : and some observations and precepts relative to the pictoresque., London : Printed for and sold by Nathaniel Smith and I.T. Smith, 1797

La règle des tiers est évoquée pour la première fois.

Dans ce livre qui se veut un guide pour les peintres, John Thomas Smith évoque pour la première fois la règle des tiers en page 16 :

« Par analogie avec cette « règle des tiers » (si l’on me permet de l’appeler ainsi), j’ai pensé qu’en reliant ou en brisant les différentes lignes d’un tableau, il serait également bon de le faire, en général, selon un schéma de proportion similaire.

 

Par exemple, dans un paysage, déterminer le ciel à environ deux tiers ou encore à environ un tiers, de sorte que les objets matériels puissent occuper les deux autres tiers.

 

Encore, deux tiers d’un élément, (comme l’eau) à un tiers d’un autre élément (comme la terre) et puis les deux ensemble pour ne faire qu’un tiers de l’image, dont les deux autres tiers doivent s’appliquer au ciel et aux perspectives aériennes. »[2]John Thomas SMITH, Remarks on rural scenery : with twenty etchings of cottages, from nature : and some observations and precepts relative to the pictoresque., Page 16, London : Printed for and sold … Continue reading

Une forte appétence pour les paysages hollandais

Le père de John Thomas, Nathaniel Smith, possédait et commerçait une vaste collection de gravures de paysages hollandais.

Tirant profit de ce fond familial artistique, John Thomas Smith va étudier et l’analyser scrupuleusement chacune des œuvres. C’était un prérequis nécessaire pour sauter le pas dans le métier de la gravure.

La collection de gravures, comprenait des œuvres d’artistes contemporains comme Anthonie Waterloo, Jan Both et surtout Rembrandt. Ce sont notamment les gravures détaillées de chaumières qu’aurait peintes le maître Hollandais qui ont suscité l’engouement de John Thomas Smith.

John Thomas Smith décide d’être graveur

Ainsi donc, toutes les illustrations de Nathaniel Smith ont inspiré de manière décisive le projet d’illustration des maisons de campagne de Smith. C’est décidé, il sera graveur !

« Bien que je pusse modeler et sculpter un peu, je désirais ardemment être graveur et je souhaitais vivement être placé sous la direction de Bartolozzi, qui habitait alors Bentinck Street, Berwick Street. Mon père me conduisit chez lui, avec une lettre d’introduction de M. Wilton.[3]John Thomas SMITH, A Book for a Rainy Day, Page 83, Edition Wilfred Whitten,

Un artiste fortement inspiré par ce qu’il pensait être du Rembrandt 

On pourrait dire que Rembrandt a façonné le regard de John Thomas Smith. En outre, le peintre hollandais l’aura éveillé aux joies de la composition. Il y eut hélas méprise ! Il ne faut pas confondre la benne à ordures avec la horde à Ben Hur.

Ah si le pauvre illustrateur Londonien savait, il serait bien frustré ! Les œuvres inspirantes qu’il copiait scrupuleusement, en réalité, n’étaient pas de la main de Rembrandt…

Comment une gravure faussement attribuée à Rembrandt a pu déterminer la règle des tiers ?

La Sainte Famille

"La Sainte Famille" ou "Le Berceau"

1742-1765, Jonathan RICHARDSON, La Sainte Famille ou Le Berceau. Gravure mezzotinte attribué par erreur à Rembrandt, qui a inspiré John Thomas SMITH pour élaborer la règle des tiers. L’auteur de la gravure serait Jonathan Richardson junior selon un bulletin du musée hollandais de Rijksmuseum.

John Thomas Smith était subjugué par la composition d’une gravure mezzotinte[4]La gravure mezzotinte est un procédé de gravure en taille-douce qui permet d’obtenir des valeurs ou niveaux de gris, sans recourir aux hachures ou aux pointillés pour la première fois dans … Continue reading représentant deux femmes qui veillent sur un bébé. L’une lit à la lueur d’une bougie, l’autre tient une mystérieuse corde. C’est une allégorie catholique qui met en scène Sainte-Anne, la Vierge Marie et Jésus.

Sainte Anne trinitaire

Cette représentation de ces protagonistes est un thème iconographique récurent dans l’art catholique que l’on appelle « Sainte Anne trinitaire ».

Quelques tableaux célèbres sont à citer comme celui de Léonard de Vinci, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau, de Cornelis Engebrechtsz, La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne, (1500), d’Albrecht Dürer, La Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne (1519), de Francesco Traini, Vierge à l’Enfant avec Sainte Anne, (1340-45),  de Caravage, La Madone des palefreniers (1605-1606), etc.[/ref]

Le berceau

La Sainte Famille de nuit

1642 – 1648, disciple de REMBRANDT, La Sainte Famille de nuit. Peinture à l’huile sur toile, longtemps attribué à Rembrandt. (Rijksmuseum, Amsterdam)

Cette gravure est une reproduction d’une œuvre picturale qui suit la tradition du clair-obscur. Le tableau original intitulé La Sainte Famille de nuit ou le Berceau se trouve aujourd’hui au Musée d’État d’Amsterdam, le Rijksmuseum en néerlandais.

En 2006, un numéro du Bulletin van het Rijksmuseum a été consacré à cette peinture à l’huile sur toile[5]Portret van een man uit de familie Wtenbogaert, Bulletin van het Rijksmuseum Jaarg. 54, Nr. 2 (2006), Lire en ligne « Vragen bij het « Portret van een man uit de familie Wtenbogaert« .

Jonathan Richardson Junior

On a longtemps cru, que le Berceau était l’œuvre de Rembrandt. C’est, en fait, un disciple du peintre hollandais qui l’aurait réalisé entre 1642 et 1648.

Le Bulletin inclut, à la page 102, une référence à la gravure mezzotinte réalisée entre 1742 et 1765, soit un siècle après l’œuvre originale, par un certain Jonathan Richardson Junior.

Pauvre John Thomas Smith qui vouait un culte à Rembrandt !

De la lumière et de l’ombre

Dans le chapitre « De la lumière et de l’ombre », il remarque que la gravure de Jonathan Richardson Junior, qu’il pense être celle  de Rembrandt intitulée Le berceau, semble respecter une logique de construction singulière :

« En contemplant les tableaux des meilleurs maîtres, en particulier ceux de Rembrandt, j’ai observé que la lumière principale est le plus souvent placée près du milieu de la scène et que plus des deux tiers du tableau sont dans l’ombre. Le beau tableau intitulé Le berceau, (ndlr : The Cradle dans le livre) qui se trouve maintenant dans la collection de M. Knight, confirme cette remarque.[6]John Thomas SMITH, Remarks on rural scenery : with twenty etchings of cottages, from nature : and some observations and precepts relative to the pictoresque, Page 15, London : Printed for and sold by … Continue reading

Chose étonnante, la règle des tiers s’appliquait donc surtout à la gestion des ombres et de la lumières.

Deux lumières distinctes et égales ne devraient jamais apparaître dans le même tableau. L’une doit être principale et les autres subordonnées, tant en dimension qu’en degré.

Les parties inégales et les gradations conduisent facilement l’attention d’une partie à l’autre, tandis que les parties d’apparence égale la tiennent maladroitement suspendue comme si elle était incapable de déterminer laquelle de ces parties doit être considérée comme subordonnée. » (Ibid.)

Un comble : aucune illustration de John Thomas Smith ne suit la règle des tiers

Si l’on excepte les illustrations antérieures à la date d’écriture de Remarks on rural scenery, en observant son œuvre, gravures et quelques rares peintures, on pourrait s’attendre en toute logique à ne voir que des compositions respectant scrupuleusement la règle des tiers. Qu’en est-il dans les faits ? 

Règle des tiers absente de la campagne anglaise

Compulsez son ouvrage fondateur de la règle des tiers, Remarks on rural scenery qui illustre la campagne anglaise. Contre toute attente, vous ne parviendrez pas à dénicher une seule illustration qui suit scrupuleusement la règle que l’auteur a édictée. 

Règle des tiers non respectée

Feuilletez son livre qui dresse le portrait de  vagabonds  Vagabondianan[7]John Thomas SMITH, Vagabondiana Or, Anecdotes of Mendicant Wanderers Through the Streets of London, with Portraits of the Most Remarkable Drawn from the Life, Toutes les illustrations issues de … Continue reading. Là aussi, John Thomas SMITH fait fi de ses recommandations sur la règle des tiers.

Antiquities of Westminster

Jetez un coup d’œil de chineur à son livre sur les antiquités de Westminster [8]John Thomas SMITH, Antiquities of Westminster : containing two hundred and forty-six engravings, Londres, Printed by T. Bensley, Bolt Court, for J.T. Smith, 1807. Lire l’ouvrage en ligne. Cherchez toujours, les compositions des illustrations n’ont rien à voir avec la règle des tiers

Lives of Famous London Beggars

Parcourez ces portraits de mendiants de Londres Lives of Famous London Beggars, With Forty Portraits of the Most Remarkable[9]John Thomas SMITH, Lives of Famous London Beggars, With Forty Portraits of the Most Remarkable, Londres, Diprose and Bateman, . Les compositions s’émancipent allègrement de ses principes.

Ancient Topography of London

Observez ces gravures de rues dans l’ouvrage Ancient Topography of London[10]John Thomas SMITH,Ancient Topography of LondonContaining Not Only Views of Buildings… But Some Account of Places and Customs Either Unknown, Or Overlooked by the London Historians, Londres, J. … Continue reading. Règle des tiers toujours absente !

Lady Plomer’s Palace

1797, John Thomas SMITH, Lady Plomer’s Palace. Gravure figurant dans l’ouvrage « Remarks on rural scenery ». La maison est au centre de l’illustration. La vieille femme se trouve dans une zone inférieure aux deux tiers.

1812, John Thomas SMITH, Hôpital Bethelem

1812, John Thomas SMITH, Hôpital Bethlem. Le sujet courbé à droite de l’image n’a pas été dessiné au deux tiers du cadre

New elegy par John Thomas Smith

© 1817, John Thomas SMITH, New Elegy, gravure tirée de Vagabondiana: Or, Anecdotes of Mendicant Wanderers Through the Streets of London, with Portraits of the Most Remarkable Drawn from the Life. L’inventeur de la règle des tiers ne la suit jamais dans ces illustrations.

Pourquoi la règle des tiers n’influe pas sur la qualité des photographies ? 

Postulat de la règle des tiers

La règle des tiers postule que l’œil humain gravite naturellement vers les quatre points d’intersection des lignes de force et que ces points sont l’endroit idéal pour placer des objets dans la composition.

Incidence esthétique : nulle

Ce paradigme sacré a volé en éclat en 2014 quand une équipe de quatre chercheurs a décidé d’y voir plus clair. Dans une étude intitulée Evaluating the rule of thirds in photographs and paintings [11]Seyed Ali Amirshahi, Gregor UWE HAYN-LEICHSENRING, Joachim DENZLER, Christoph REDIES, Art & Perception, Evaluating the rule of thirds in photographs and paintings, Volume 2 : Issue 1-2,, 01 Jan … Continue reading, ils ont constaté que la règle des tiers avait une incidence nulle sur l’attrait esthétique d’une image.

Saillance visuelle

200 photographies et près de 727 peintures réalisées par des artistes de renom et collectionnées par des musées prestigieux, ont été examinées au peigne fin par l’ordinateur et un panel de personnes. Le recours à l’informatique s’est justifié pour faciliter l’analyse automatique de la saillance visuelle.

 Cartes de saillance

© Seyed Ali AMIRSHAHI, Gregor UWE HAYN-LEICHSENRING, Joachim DENZLER, Christoph REDIES, Evaluating the Rule of Thirds in Photographs and Paintings. Carte de saillance visuelle pour visualiser les points d’attention (zone rouge)  sur un ensemble d’images respectant la règle des tiers. Etonnement, l’œil humain ne se focalise pas sur les deux tiers de l’image.

Qu’est-ce que la saillance visuelle?

Dans le domaine de l’informatique, des progrès ont été réalisés pour décrire le mécanisme de l’attention humaine.

Lors d’une analyse d’image, les données recueillies permettent de modéliser par des zones de couleurs plus ou moins contrastées, de mieux distinguer qualitativement ce qui est plus ou moins bien perçu par l’œil humain.

La saillance visuelle permet donc de mieux percevoir ce qui saute aux yeux et de mieux hiérarchiser les points d’intérêt visuels dans une image.[12]L. Itti, C. KOCH et E. NIEBUR, A model of saliency-based visual attention for rapid scene analysis, IEEE Transactions on Pattern Analysis and Machine Intelligence, vol. 20, numero 11, page 1254 à … Continue reading

La règle des tiers est moins qualitative que normative

Le résultat de l’étude Evaluating the rule of thirds in photographs and paintings est cinglant. Il faut souligner que la règle des tiers n’influe aucunement sur la qualité des images.

A l’instar du nombre d’or, la règle des tiers, en fin de compte, se distingue plus par son « aspect normatif de la création d’œuvres d’art plutôt que par son aspect qualitatif ».

Pour cette raison, les auteurs de l’étude encouragent à abandonner cette règle normative qu’ils n’ont pas retrouvée dans les photographies et les œuvres d’art de haute qualité.

La règle des tiers n’est pas suivi par les grands noms du 8ème art

 Jugez-en par vous-même. Prenons le cas des photographies de grands photographes comme Vineet Vohra[13]Vineet VOHRA, Serendipity, Eyeshot, 200 pages, 2020, d’Olivier Föllmi[14]Olivier FÖLLMI, Hommage à l’Inde, La Martinière, 2005., de Mao Ishikawa [15]Mao ISHIKAWA,Hot Days in Okinawa, Foil, 2013., Liu Zheng, [16]Liu ZHENG, The Chinese, Steidl, 2004, etc. La règle des deux tiers n’est pas la norme chez eux et c’est tant mieux ! 

Règles des tiers

2016, Serge BOUVET, L’hygiène nasale ayurvédique (Jodhpur, Inde). Certaines de mes photos ont respectées la règle des tiers mais n’allez pas croire que cette composition normative a une incidence sur l’esthétique de la photographie.

La règle des tiers : une contrainte artistique de plus ! 

Une convention nécessaire ?

En prenant en considération tout ce que nous savons sur la règle des tiers, on serait tenté de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Comme je l’ai évoqué dans l’article Pourquoi la contrainte est le cadre idéale de la photographie ?, la photographie a besoin de contrainte artistique pour s’accomplir pleinement parce que les règles conventionnelles ne sont pas un obstacle à la rupture artistique.

Une règle pour expérimenter

Si la règle des tiers peut sembler d’une banalité confondante, tout compte fait, elle permettra aux photographes aventuriers d’ouvrir a posteriori un espace d’expérimentation riche.

Apprendre puis s’émanciper

Au début, n’importe quel novice fait ses classes avec la règle des tiers dès l’achat d’un smartphone ou d’un hybride où figure la  grille du graveur John Thomas Smith.

Se donner comme rituel de ne photographier qu’au deux tiers est, selon moi, un bon départ pour mieux remettre en question cette règle traditionnelle de photographie, s’en émanciper et enfin proposer une vision déviante qui n’appartiendra qu’à vous.  

Références

Références
1 L’eau-forte est un procédé de gravure en taille-douce sur une plaque métallique à l’aide d’un mordant chimique (un acide attaquant le métal).
2 John Thomas SMITH, Remarks on rural scenery : with twenty etchings of cottages, from nature : and some observations and precepts relative to the pictoresque., Page 16, London : Printed for and sold by Nathaniel Smith and I.T. Smith, 1797
3 John Thomas SMITH, A Book for a Rainy Day, Page 83, Edition Wilfred Whitten,
4 La gravure mezzotinte est un procédé de gravure en taille-douce qui permet d’obtenir des valeurs ou niveaux de gris, sans recourir aux hachures ou aux pointillés pour la première fois dans l’histoire de la gravure. Cette technique autorise une grande variété de teintes, d’où le nom de « mezzotinte » ou « mezzoteinte »
5 Portret van een man uit de familie Wtenbogaert, Bulletin van het Rijksmuseum Jaarg. 54, Nr. 2 (2006), Lire en ligne « Vragen bij het « Portret van een man uit de familie Wtenbogaert« 
6 John Thomas SMITH, Remarks on rural scenery : with twenty etchings of cottages, from nature : and some observations and precepts relative to the pictoresque, Page 15, London : Printed for and sold by Nathaniel Smith and I.T. Smith, 1797. Lire le chapitre en ligne : Of Light and Shade
7 John Thomas SMITH, Vagabondiana Or, Anecdotes of Mendicant Wanderers Through the Streets of London, with Portraits of the Most Remarkable Drawn from the Life, Toutes les illustrations issues de l’édition de 1874 sont accessible en ligne.
8 John Thomas SMITH, Antiquities of Westminster : containing two hundred and forty-six engravings, Londres, Printed by T. Bensley, Bolt Court, for J.T. Smith, 1807. Lire l’ouvrage en ligne
9 John Thomas SMITH, Lives of Famous London Beggars, With Forty Portraits of the Most Remarkable, Londres, Diprose and Bateman, 
10 John Thomas SMITH,Ancient Topography of London
Containing Not Only Views of Buildings… But Some Account of Places and Customs Either Unknown, Or Overlooked by the London Historians
, Londres, J. M’Creery, published and sold by the proprietor, John Thomas Smith, etc., 1815. Lire en ligne l’ouvrage.
11 Seyed Ali Amirshahi, Gregor UWE HAYN-LEICHSENRING, Joachim DENZLER, Christoph REDIES, Art & Perception, Evaluating the rule of thirds in photographs and paintings, Volume 2 : Issue 1-2,, 01 Jan 2014
12 L. Itti, C. KOCH et E. NIEBUR, A model of saliency-based visual attention for rapid scene analysis, IEEE Transactions on Pattern Analysis and Machine Intelligence, vol. 20, numero 11, page 1254 à 1259,novembre 1998,
13 Vineet VOHRA, Serendipity, Eyeshot, 200 pages, 2020
14 Olivier FÖLLMI, Hommage à l’Inde, La Martinière, 2005.
15 Mao ISHIKAWA,Hot Days in Okinawa, Foil, 2013.
16 Liu ZHENG, The Chinese, Steidl, 2004
Comment le cadre stimule notre contemplation ?

Comment le cadre stimule notre contemplation ?

Comment le cadre stimule notre contemplation ?

Au commencement était la contemplation

Quand l’augure interprétait le ciel

Peut-on parler de photographie sans évoquer la contemplation ? Cette dernière est en effet pourvoyeuse de plaisir créatif et du jeu de l’interprétation. Le cadre rend tout cela possible.

Durant l’Antiquité romaine, le devin romain, l’augure, donnait une signification à ce qu’il observait. Ainsi, l’auspice priait Jupiter de lui montrer tous les indices avant-coureurs d’un bon présage. Le magistrat romain comptait sur ces prédictions pour, par exemple, légiférer ou ajourner une sentence.

« Les augures étaient les interprètes de Jupiter en sa qualité de dieu maître des « signes », c’est-à-dire de toutes les manifestations sensibles qui permettent à l’homme de percevoir les approbations, les mises en garde ou les refus de la volonté céleste.

Ce travail d’interprétation n’était que de consultation, jamais de prévision ; il ne se fondait que sur des signes définis à l’avance par l’augure ; il consistait à demander si l’accès de telle personne à une fonction politique ou religieuse, si le choix d’un emplacement pour un édifice était mystiquement fondé. » – CICÉRON, De legibus, 52 av. J.C

L’avenir préoccupait l’esprit de la plupart des Romains. Par conséquent, ils considéraient les présages de leurs augures avec une certaine gravité. La mission de ces « interprètes de Jupiter» reposait sur leur contemplation.

Le regard contemplatif

Le cadre motive notre quête de sens. Pour cela, le regard contemplatif est la clé pour interpréter les signes. Ces derniers gouvernent, à juste titre, les décisions de celui qui regarde : le photographe, l’artiste peintre, le cadreur de cinéma ou le dessinateur de bande dessinée en sont les principaux ambassadeurs.

Cadre : Crosse de lituus

Crosse de Lituus
© 2020, Serge BOUVET

Pourquoi le cadre est un espace de signification ?

Lituus et templum

La lecture des présages du devin, que l’on nommait l’augure, se déroulait en trois temps. Premièrement, il scrutait d’abord le ciel.

Deuxièmement,  avec son Lituus[1]Bâton à extrémité recourbée que portaient les augures., un bâton dont la crosse dessinait une façon de spirale, il dessinait un cadre pour délimiter un champ visuel : le templum[2]Le templum désigne aussi la pratique religieuse et divinatoire des étrusques et romains. Palmira Cipriano, Templum, Rome, Università « La Sapienza », 1983.. Par ce geste, il distinguait le sacré et du profane. Ce cadre constituait le champ visuel dans lequel il observait le vol des oiseaux.

Troisièmement, l’augure, rompu aux secrets du ciel et des dieux, annonçait la prédiction. Il opérait des associations et par le jeu des analogies ésotériques, en tissait des liens entre le visible (le ciel et les oiseaux qu’il observait) et l’invisible qu’il imaginait.[3]Pour plus de détails sur le protocole ésotérique de l’augure, lire : André MAGDELAIN, L’auguraculum de l’arx à Rome et dans d’autres villes, pp. 193-207, Publications de … Continue reading.

La pratique du templum, une contemplation dans le cadre

Un cadre sacré

Le cadre du templum divinatoire était un espace imaginaire sacré, créant une distance entre la réalité et ce que pouvais entrevoir l’augure romain. Le cadre tracé par le lituus délimitait son champ d’investigation interprétative.

Le cadre, un objet de signification

Ce rituel du cadrage pour contempler puis interpréter les signes présents dans le champ d’observation est l’acte fondateur du templum. C’est d’ailleurs de ce protocole romain, la pratique du templum,  que le mot contemplation puise son origine étymologique. 

Que nous apprend l’éthymologie du templum ?

Templum tire son origine du grec temenos τέμενος, qui signifie « domaine séparé, espace réservé au culte et coupé du monde profane ».[4]René GINOUVÈS, Dictionnaire méthodique de l’architecture grecque et romaine, t. III : Espaces architecturaux, bâtiments et ensembles, Rome, École française de Rome, coll. « Collection de … Continue reading

Templum signifie découper. Diviser est le geste fondamental de celui qui pratique le templum. Il découpe une surface carrée, ronde, rectangulaire par exemple, un champ visuel dans la continuité infinie de ce qu’il observe. Ce faisant, cet espace est investi d’une signification, d’une information.

Le cadre, un objet de simplification

Le templum comme le cadre, nous renvoie donc à la division de l’espace que nous embrassons du regard. Cette fragmentation n’a pas d’autres but que de nous simplifier la tâche. En focalisant son objectif sur un point de l’espace, nous saisissons une information simple et intelligible.

Grâce à l’interprétation ambiguë, comment le cadre donne du sens ?

Un cadre pour les profanes et les initiés

Toutes les croyances religieuses présentent un même caractère commun : une distinction entre ce qui est sacré ou profane. Cela implique que certaines pratiques religieuses soient ouvertes aux initiés mais fermées aux profanes.

Tandis que l’augure épie à travers son templum des hirondelles dans le ciel et qu’il en décode une vision du futur, le profane ne voit, lui, que des volatiles et c’est tout.

L’intention double du cadre

Annonciation de Francesco del Cossa, une allégorie dans le cadre

Lorsque Francesco Del Cossa peint un escargot sur le bord du cadre, l’initié versé aux symboles chrétiens distinguera un discours sur la résurrection[5] Daniel ARASSE, L’Homme en perspective – Les primitifs d’Italie, Sous le regard de l’escargot, Paris, Hazan, 2008, 336 p, le profane ne voit, lui, qu’un escargot ou peut-être, s’il est gourmand une recette au beurre et aux fines herbes et c’est tout.

Quelle était l’intention de l’artiste italien en peignant dans ses cadres un ange, une vierge et un escargot ? Le propos de Francesco Del Cossa était double : montrer en disant « ceci n’est que ceci » et  proposer un mystère à élucider « ceci n’est que ceci mais il y a un autre message à comprendre si vous êtes initiés. »

L’ambivalence du cadre

L’augure romain qui scrute à travers son templum le dessin du vol d’hirondelles ne voit pas des hirondelles mais autre chose. En traçant son templum, il postule la présence, au-delà de ce qu’il perçoit au premier regard, d’un mystère à élucider. Le templum, à l’instar du cadre, devient ainsi équivoque puisqu’il propose d’entrevoir quelque chose qui revêt plusieurs significations.

Un cadre pour voir et comprendre

Le cadre d’une image n’invite-il pas aussi le spectateur à adopter deux approches : voir et comprendre en postulant l’existence de quelque chose de caché ? À l’examen d’une photographie, se pose souvent toujours la question : « Mais qu’à voulu dire l’artiste ? ».

Le cadre offre à comprendre comme à s’interroger. Se faisant, il propose d’abord de s’adonner à la contemplation. Il invite dans ensuite à voir au-delà de ce qui est visible pour tenter de percer le mystère de l’image. Il s’agit en fait pour le spectateur de lui trouver un sens.

Contempler, interpréter, donner du sens

Le public face à une œuvre, que cela soit une photo, une peinture ou une image numérique, procède un peu comme cet augure antique : il contemple d’abord, puis il interprète et enfin il donne du sens.

« Toute mise en énigme présuppose que l’œuvre vaut la peine d’y chercher quelque chose, parce qu’elle est porteuse d’autre chose que sa matérialité (ou son immatérialité) même. » – Nathalie HEINIC[6]Nathalie HEINIC, Les parcours de l’interprétation de l’œuvre, Ce que fait l’interprétation, Trois fonctions de l’activité interprétative, L’Harmattan, 2008. Sur … Continue reading 

De la contemplation à l’interprétation

Les trois dévots du petit temple de Jodhpur

© 2018, Serge BOUVET, Les trois dévots du petit temple de Jodhpur

Saint Jérôme dans son étude (Antonello de Messine)

L’interprétation s’amorce par l’inventaire des choses visibles

Jodhpur

Jodhpur est une ville de l’Inde fantastique. Tout peut être prétexte à une photo comme ce petit temple dédié à la divinité Hanuman. Je me suis arrêté une heure pour contempler cet édifice. J’observais les allées et venues des dévots, pour saisir le bon moment.

Accroche visuelle

Au gré de mes contemplations, lorsque je découvre une situation, mon œil cherche une accroche visuelle. C’est d’abord l’entrée de forme ogivale du temple qui a attiré mon regard.

Souvenir de surcadrage

Je pioche quelques références de la Renaissance dans mes souvenirs : une peinture à l’huile d’Antonello de Messine, Saint Jérôme dans son étude  à cause de son inclination pour le surcadrage. Je me dis qu’il serait dommage de ne pas aussi  utiliser un élément de la scène, comme l’ouverture ogival, pour introduire un cadre dans le cadre.

Surcadrage
Parcours du regard dans une composition bien encadrée

Souvenir de surcadrage

Je procède ensuite à un inventaire  rapide : mon œil cible la vieille femme assise sur les marches du petit temple bleu, puis il avise la femme au sari rouge avec son petit panier, le relief du petit éléphant, puis celui du lion de gauche, l’homme dans la pénombre, le second lion de gauche, le relief du grand éléphant puis enfin retour sur la femme pensive.

Contemplation et interprétation

Tous interprètes !

Nous sommes tous comme ces devins romains qui, contemplant le ciel à travers leur templum, proposaient une interprétation.

Le photographe qui contemple une scène, en prenant une photographie, l’interprète en fonction de ses connaissances  et de son attachement à un courant culturel. Le public qui, à son tour découvre la photographie d’un auteur, procède aussi comme l’augure : il contemple l’image, l’interprète et lui donne une certaine valeur. 

La photographie, ouverte à l’interprétation

Lorsque l’augure romain dessinait son templum, il n’avait pas vocation à être ouvert à tous. Son « art » n’était accessible qu’à un cercle restreint d’initiés partageant les mêmes croyances.

S’agissant de la photographie, il existe bien aussi des codes esthétiques, des courants traditionnels de l’image, des cercles élitistes certes, mais rien de tout cela n’empêchera de produire de l’interprétation à quiconque.

Contempler et interpréter sont si humain !

cadrage photo

« Toute œuvre d’art est « ouverte » en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité n’en soit altérée » – Umberto ECO[7]Umberto ECO, L’œuvre ouverte, édition Seuil, 1962

La photographie délivre toujours un message ambigu, une pluralité de significations qui coexistent dans le cadre. Rendu public, ce message devient le templum du public. Nous avons chacun une culture qui oriente notre jouissance contemplative.

Une photographie aura de la valeur si elle détermine des interprétations multiples.  Sa valeur, c’est que le photographe ou le public puisse l’apprécier manière créatrice. Chaque photographie exige d’abord de son interprète une réponse personnelle. Ce qui fera la force de art, c’est cette interaction entre ce qui est contenu dans le cadre de sa photographie et la subjectivité de celui qui la reçoit.

Ce qu’il faut retenir du cadre

Que l’on parle de photographie, d’art pictural, de bande dessinée ou de cinéma, nous avons vu que la vocation du cadre est d’abord de favoriser notre sensibilité grâce à la contemplation.

Le premier contact avec ce que nous propose de voir le cadre est dans un premier lieu purement  visuel.

The Sheepshanks Gallery, South Kensington Museum (1876). Courtesy of the Victoria and Albert Museum.

© 1876 – The Sheepshanks Gallery, South Kensington Museum,
Courtesy of the Victoria and Albert Museum.

En faisant le parallèle avec l’augure romain, nous avons pu souligner que le cadre est aussi un outil qui donne une valeur singulière à une interprétation et qu’il ouvre tout un champ de significations déterminés par nos croyances et notre culture.

Celui qui contemple une situation particulière, une photographie, une peinture ou même la case d’une bande dessinée participe à la signification de l’œuvre.

Au même titre que l’augure romain, celui qui regarde perçoit le sens d’une photographie à travers son vécu, ses désirs et ses connaissances. Pour le dire autrement, ce qu’il y a à l’intérieur du cadre d’une photographie produit du sens grâce aux rapports que celui qui contemple peut établir avec son univers personnel.

Tout cela concourt à stimuler la contemplation, à tout simplement donner du plaisir à regarder ou, pour ce qui me concerne, à photographier.

Références

Références
1 Bâton à extrémité recourbée que portaient les augures.
2 Le templum désigne aussi la pratique religieuse et divinatoire des étrusques et romains. Palmira Cipriano, Templum, Rome, Università « La Sapienza », 1983.
3 Pour plus de détails sur le protocole ésotérique de l’augure, lire : André MAGDELAIN, L’auguraculum de l’arx à Rome et dans d’autres villes, pp. 193-207, Publications de l’École Française de Rome, 1990.
4 René GINOUVÈS, Dictionnaire méthodique de l’architecture grecque et romaine, t. III : Espaces architecturaux, bâtiments et ensembles, Rome, École française de Rome, coll. « Collection de l’École française de Rome » (no 84), 1998, 492 p. Lire en ligne
5 Daniel ARASSE, L’Homme en perspective – Les primitifs d’Italie, Sous le regard de l’escargot, Paris, Hazan, 2008, 336 p
6 Nathalie HEINIC, Les parcours de l’interprétation de l’œuvre, Ce que fait l’interprétation, Trois fonctions de l’activité interprétative, L’Harmattan, 2008. Sur l’interprétation, lire : https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2008-3-page-11.htm
7 Umberto ECO, L’œuvre ouverte, édition Seuil, 1962